La famille Sakharoff à Saint-Rémy-les-Chevreuse

De Le Lab des Archives - Yvelines
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Les automobilistes quittant St Rémy-les-Chevreuse en direction de Limours ne remarquent probablement pas, au n°46, cette grande villa blanche aujourd’hui dissimulée derrière d’immenses pins, bientôt centenaires. Lors de sa construction pourtant, en 1933, seule au sommet de l’escalier « de la Folie », elle dominait de toute sa splendeur le lac de Beauséjour, autour duquel un quartier pavillonnaire prenait naissance. Du toit-terrasse du 2nd étage, la vue panoramique doit être imprenable sur tout le vallon de St Rémy !

           Dans un inventaire de 1946, il est dit qu’elle a été construite « par Michel Sakharoff, ingénieur, sans avoir conféré de privilège d'architecte, d'entrepreneur ou d'ouvrier ». Peut-être est-ce pour cela que son style semble hésiter entre les deux grandes tendances architecturales du début du XXè siècle : ouvertures & verrières en hauteur, bow windows, façade localement décorée de céramique, dans la continuité de l’Art Déco des années 20 ; mais aussi toit-terrasse, sobriété des formes géométriques, hublots circulaires, murs blancs, comme dans le Mouvement Moderne qui allait s’affirmer dans ces années 30 ( Le Corbusier, Mallet-Stevens, Lloyd Wright… ). Intéressante synthèse donc, de la part d’un architecte-autodidacte ; et témoignage d’autant plus rare de l’architecture de cette époque en vallée de Chevreuse.

            Si les origines architecturales de la villa gardent une part de mystère, il en est de même de l’histoire tragique de la famille Sakharoff, condensé d’Histoire, de la Révolution Russe à l’occupation Allemande de la France .

            Ancien officier de l’armée impériale russe, diplomate à Londres pendant la 1ère guerre mondiale, puis directeur d’une usine d’armements en Russie, Michel Sakharoff s’installe à Paris en 1928, âgé de 48 ans, comme « ingénieur de la Représentation Commerciale de l'URSS en France ». On peut penser qu’il ne s’est pas mis de son plein gré au service du gouvernement Soviétique, car, après plusieurs prolongations de son autorisation de séjour, il refuse fin 1931 de retourner en URSS - ce qui lui vaut de perdre son emploi – et acquiert un terrain à St Rémy-les-Chevreuse, aux légataires de Léon Paul Maugé, comme la plupart des nouveaux habitants du quartier Beauséjour. Il s’installe avec sa famille dans la villa au début de l’année 1934 ; mais sa demande de naturalisation, faite fin 33, a été ajournée « en raison de ses anciennes activités en URSS ».

            Cette installation semble avoir suscité quelque inquiétude ou jalousie : début 1936, un courrier anonyme à la PJ de Paris signale « la présence dans une somptueuse villa de St Rémy-les-Chevreuse d’un étranger soviétique suspect dénommé Sagaroff… très élégant… aux ressources à l’origine suspecte… échangeant des signaux lumineux entre la villa & X » !. L’enquête menée par les RG entre Mars & Mai 1936 conclura que rien ne peut lui être reproché, mais permet d’apprendre qu’après sa rupture avec l’URSS, il créa avec un compatriote l’énigmatique société "Chaussures & cordonnerie modernes Michel", au 84 Bd Beaumarchais à Paris, qui sera dissoute dès Octobre 1933, sans qu’aucune activité concrète n’en ait été retrouvée. Sa carte d’identité « de non travailleur » n'était valable que jusqu’à fin Mai 1936; le 6 Décembre, Michel Sakharoff décède – a priori de mort naturelle - et est inhumé au cimetière de St Rémy. La villa est alors estimée à 60 000 F.

            Il laisse une épouse, Nadine, & un fils de 22 ans, Nil, qui a fait une demande de naturalisation cette même année 1936, afin de « pouvoir faire le service militaire dès le mois d’Octobre ». Le dossier constitué à cette occasion par la Préfecture de la Seine & Oise permet de reconstituer son parcours depuis son arrivée à Paris en 1928. On sait ainsi qu’il fut scolarisé au lycée Chaptal à Paris ( Bd des Batignolles ) jusqu’à ses 18 ans, puis étudiant à La Sorbonne, et qu’il fit plusieurs séjours en station thermale entre 1930 & 1933, à Berck-Plage & à Châtelguyon, semble-t-il pour des raisons médicales. Le décès de son père, et la charge de sa mère, malade, semblent ouvrir pour Nil une période d’instabilité, voire de précarité financière, attestée par des dettes auprès d’artisans & commerçants de St Rémy ou de Paris.  On le retrouve successivement vendeur de voitures, employé aux Halles chez un grossiste en fruits & légumes ( Omer Decugis ), puis dans la publicité théâtrale à La Comédie des Champs Elysées, et même dans la mise en scène & la figuration au cinéma ( « Le Joueur d’échecs » de Jean Dréville & « Trois valses » de Ludwig Berger en 1938, « Café du port » de Jean Choux en 1940 ). Il obtient la nationalité Française en Mai 1938, et est mobilisé en Octobre 1939, mais réformé dès Novembre pour « maladie de cœur ».

Il entre alors à la Radiodiffusion Nationale comme aide-opérateur, puis metteur en ondes, jusqu’à l’exode de Juin 1940. Lui reste cependant à St Rémy, en raison des problèmes de santé de sa mère. En Août, il est rembauché par Radio-Paris, passé sous contrôle Allemand, ce qui semble lui stabiliser sa situation financière ( 3800 F par mois ) ; il s’installe à l’hôtel Royal Versailles ( Paris XVIè ) à partir d’Octobre, avec sa mère & sa compagne Denise Saunier, comptable aux Galeries Lafayette, rencontrée en 1939. Le 6 Octobre 1940, Denise donne naissance à leur fils, prénommé Michel comme son grand-père défunt. Ils déménagent en Avril 1941, pour un appartement au 175 Bd Murat, toujours dans le XVIè. A cette date, la villa de St Rémy n’est de toute façon plus disponible, car réquisitionnée par les Allemands. Trois articles du magazine « Vedettes » de fin 1941 publient des photos du personnel de Radio-Paris, où figure Nil, désigné tantôt comme metteur en ondes, tantôt comme réalisateur de l’émission « La revue du cinéma ». Mais, en vertu des nouvelles dispositions du régime de Vichy, un dossier de révision de sa nationalité est ouvert en Mai 1941, qui n’aboutira cependant pas. Sa situation semble ainsi stabilisée, jusqu’à la destruction de leur immeuble, lors du bombardement allié du sud-ouest de Paris le 3 Septembre 1943. Il semblerait qu’à partir de cette date, Nil réside à Lozère-sur-Yvette, chez la mère de Denise. Et à Radio-Paris semble se mettre en place pour lui un double jeu – dangereux – entre les milieux de la collaboration & de la résistance. Il fait en effet la connaissance de Louis Lauvernier, entré comme ingénieur du son mais résistant clandestin, qui lui demande de rester en contact avec les nombreux collaborateurs de la radio, afin de lui livrer des informations & les noms des membres de la Gestapo de Radio-Paris ; contacts qui lui vaudront plus tard d’être accusé lui-même de collaboration. Fichier:Photo Nil 1941.pdf


Lors de la Libération de St Rémy le 24 Août 1944, il est arrêté dans la villa par les FFI… qui le prennent pour Jean Hérold-Paquis, le tristement célèbre chroniqueur de Radio-Paris, ouvertement favorable à l’Allemagne nazie ( et qui sera condamné à mort & fusillé le 11 Octobre 1945 ). On retrouve là la rumeur selon laquelle Paquis fréquentait la villa blanche, relatée par exemple dans le livre « Histoire & histoires de St Rémy-les-Chevreuse »… Une fois identifié, il est toutefois inculpé d’atteinte à la sureté de l’Etat, et détenu à Rambouillet, jusqu’à l’intervention en sa faveur de Louis Lauvernier, devenu chef de la sécurité au Poste Parisien, le 4 Novembre; il est alors conduit à la prison de Fresnes, l’enquête étant prise en charge par la Préfecture de Police de Paris. Lors de ses interrogatoires, il nie à plusieurs reprises avoir participé « à toute émission à caractère politique ou de propagande ». Il est libéré le 28 Février 1945, après avoir épousé Denise en prison, deux semaines auparavant. L’affaire paraît classée : « Nil Sakharoff a bien livré à la Résistance les renseignements recueillis à la Gestapo, mais il apparaît évident qu'il n'a pas fait le contraire » ( jugement de la Cour de justice de la Seine du 28/02/1945 )

Il est pourtant à nouveau assigné à comparaître dès la fin Avril, par la Chambre Civique cette fois-ci, pour des motifs similaires ( aide à l’Allemagne, atteinte à l’unité de la Nation ). Mais il ne se rend à aucune des convocations, ni à son procès du 16 Juillet 1945, où il est cette fois-ci condamné à la dégradation nationale & à la confiscation de ses biens.

Enfin, en Mai s’était ouverte une autre affaire : Nil & son ami Georges Bykoff y sont accusés d’avoir, en 1944, dénoncé une résistante – Mme Marie Thomas, infirmière à la Croix Rouge – et d’avoir participé à l’arrestation par la Gestapo du Dr Jammart, chef du même réseau de résistance. Cette nouvelle instruction avait à peine débuté ( Nil sera innocenté en Avril 1947 ) lorsque, le 9 Novembre 1945, Nil est conduit à l’hôpital Dubois ( aujourd’hui Fernand Widal ), décédé, à 31 ans. Aucune instruction pour mort violente n’a été retrouvée, mais, dans le dossier de séquestre de la villa en 1947, on trouvera la mention « victime d’un attentat ». Le corps de Nil a été rapatrié à St Rémy le 15 Novembre, mais aucune trace de son inhumation n’y a été retrouvée.

Quant à la villa, elle avait été louée en Mars 1945 à André Bodaud, pharmacien à St Rémy, pour 3 ans. La procédure de confiscation ne débute qu’en 1947 ; entre temps, Denise, veuve de Nil, a perçu les loyers, hypothéqué la villa sur un emprunt de 100 000 F, et ne répond à aucune des convocations des Domaines. Et elle se remarie en Février 1947. La vente aux enchères a finalement lieu le 30 Mai 1947 ; la villa est acquise pour 530 000 F par Urbain Bodaud, père du pharmacien, ancien directeur d’école & conseiller ( communiste ) de la toute nouvelle municipalité de Versailles. Une fois soustraits les frais d’obsèques de Nil & les dettes, 215 000 F reviennent à l’Etat, et   220 000 F à Michel, fils de Nil, âgé seulement de 7 ans. Deux mois plus tard, la villa est revendue à Henry Py, pour 1 000 000 F. C’est sa fille Françoise, 89 ans, qui l’habite toujours aujourd’hui.

En 1953 sera votée une loi d’amnistie, qui permettra la restitution du montant perçu par l’Etat. Cette même année, Denise réclame également le solde de l’indemnisation qu’elle avait demandée dix ans auparavant pour la destruction de l’appartement du Bd Murat ; il s’en suivra une longue procédure qui ne se terminera qu’en 1965…

Michel Sakharoff, fils de Nil, a aujourd’hui 82 ans, et vit à Neuilly-sur-Seine. Il a publié en 2018 un recueil de poèmes, « Zakouski », dont la préface fait référence à « son père né à Moscou, arrivé en France avec ses parents pourchassés par les révolutionnaires bolcheviks », et « à son décès prématuré… qui ne lui a pas permis de le connaitre au-delà de son prénom, Nil ».


Seul le plan du nouveau cimetière de St Rémy permet d’identifier la tombe Sakharoff, la première à droite face à l’entrée ; totalement recouverte de pelouse, elle semble même n’avoir jamais comporté de pierre tombale. Michel « senior » y repose, Nil probablement aussi, avec les secrets de sa tragique traversée de l’Occupation… Ne reste de leur court passage à St Rémy que la villa blanche, désormais si discrète que rien ne laisse soupçonner les destins tragiques dont elle a été le théâtre. Elle est aussi un précieux témoin en vallée de Chevreuse de cette créativité architecturale des années 20 & 30…    Puissent ses prochains héritiers ou acquéreurs y être plus sensibles qu’à des promesses de gains immobiliers.